L’aliénation culturelle aboutit à la dépersonnalisation. Victime du mépris dont il est l’objet, le poète nègre en vient à se vivre comme une pure transparence : « il n’y a personne… », constate amèrement Bernard DADIÉ. A moins qu’il n’intériorise les valeurs occidentales que lui enseigne l’école des blancs au point de « décliner la rose » et « nos ancêtres les gaulois », ou, pis encore, de faire preuve de complaisance et de lâcheté en présence d’un de ses compatriotes disgracié par le destin.
Léon Gontran DAMAS
Et j’ai beau avalé sept gorgées d’eau
trois à quatre fois par vingt-quatre heures
me revient mon enfance dans un hoquet secouant mon instinct
tel le flic voyou
Désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m’en
Ma mère voulant d’un fils très bonnes manières à table
les mains sur la table
le pain ne se coupe pas
le pain ne se rompt
le pain ne se gaspille pas le pain de dieu
le pain de la sueur du front de votre Père
le pain du pain
un os se mange avec mesure et discrétion
un estomac doit être sociable
et tout estomac sociable se passe de rots
une fourchette n’est pas un cure-dents
défense de se moucher
au su
au vu de tout le monde
et puis tenez-vous droit
un nez bien élevé ne balaye pas l’assiette
Et puis et puis
et puis au nom du père
du fils
du saint esprit
à la fin de chaque repas
Et puis et puis
et puis désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m’en
Ma mère voulant d’un fils mémorandum
si votre leçon d’histoire n’est pas sue
vous n’irez pas à la messe dimanche avec
vos effets de dimanche
Cet enfant sera la honte de notre nom
cet enfant sera notre nom de dieu
Taisez-vous
vous ai-je dit qu’il vous fallait parler français
le français de France
le français français
Désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m’en
Ma mère voulait d’un fils
fils de sa mère
vous n’avez pas salué voisine
encore vos chaussures de sales
et que je vous y reprenne dans la rue
sur l’herbe ou sur la Savane
à l’ombre du monument aux morts
à jouer
à vous ébattre avec untel
avec untel qui n’a pas reçu le baptême
Désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m’en
Ma mère voulant d’un fils très do
très ré
très mi
très fa
très sol
très si
très do
ré-mi-fa
sol-la-si
do
Il m’est revenu que vous n’étiez encore pas
à votre leçon de violon
un banjo
vous dites un banjo
comment dites-vous
un banjo vous dites un banjo
Non monsieur
vous saurez qu’on ne souffre chez nous
ni ban
ni jo
ni gui
ni tare
les mulâtres ne font pas ça
laisse donc ça aux nègres
Léon Gontran DAMAS
Pigments, Présence Africaine.
Par OVENG
Source...Anthologie africaine : poésie